A intervalles réguliers, et avec l’autorisation de moi-même, je me permettrais quelques incises sur la crise sanitaire que nous vivons. Je n’ai aucune compétence particulière en la matière, sauf celle d’être comme des millions de gens au milieu de l’impensable et de regarder ce théâtre avec des yeux alternativement effarés, amusés ou apeurés. Bref, ce sera le fil continu d’un effarement, d’un ressenti. Vous êtes invités à échanger via ce site sur ce moment de suspension. Chaque fois que l’on annonce l’arrivée d’un nouveau monde, le supposé rétrogradé retrouve des couleurs. Cette frugalité imposée est certes d’un bonheur absolu pour l’atmosphère qui n’en espérait pas tant mais catastrophique sur un plan économique. La question se pose donc : pour changer de monde, faut-il en passer par une phase d’une dureté absolue ? Je ne parle bien entendu pas du fait de se passer de sushis ou de bombances pendant des semaines. Mais de laisser à la rue économiquement ceux qui préparent les sushis et les conditions optimales de notre bombance… Autant dire beaucoup, beaucoup de monde…
Puisqu’il est acté que le sens civique dont nous ne serions nous déprendre nous oblige au confinement, prenons le temps de réfléchir à notre situation d’assignés à résidence. Moins de taf à l’horizon et l’impression, à lire la presse, à écouter les infos, à essayer de comprendre ce qui se passe, à dépasser la sidération dans laquelle nous sommes, que l’expression ‘le bout du tunnel’ n’a jamais été aussi charnellement ressentie.
Le coronavirus est donc notre nouveau bracelet électronique. Un virus, pas si violent que ça au regard des chiffres officiels, et tout s’effondre. La force d’un virus, c’est son invisibilité. La force d’un virus, c’est de rebattre les cartes. Il remet en cause la connaissance universelle. Il autorise le doute. Les sachants deviennent ordinaires. Ils paniquent et inoculent à leur tour le poison du doute.
Ceints de ce bracelet électronique, nous n’avons pourtant pas commis de délit. Certains, quel toupet, osent la culpabilisation collective. L’édito du Monde de ce jour ou d’hier nous met au piquet : le coronavirus, c’est de ma faute, de celle de mon voisin, et de Jo, bien sûr, qui se fout comme de sa dernière pluie de l’hygiène, des bobos qui fument leurs clopes sous des chauffages de terrasses énergivores… Bref, tous coupables, Le Monde aussi peut-être, mais il laisse planer le doute… D’un seul coup, la philippique de ce grand journal que je révère me rappelle des souvenirs d’enfance quand le prof, plutôt que de comprendre que mon problème n’était pas le désir d’apprendre mais celui de me déprendre d’un collectif juvénile à front d’aurochs qui inondait la cour de sa virale bêtise, m’infliger la leçon de morale que seuls ces délicieux sachants, du haut de leur morgue assurée, assènent avec l’audace d’un chanteur de l’Eurovision qui ne peut vraiment pas croire que la merde qu’il est en train de chanter à des chances d’être gagnante. Il en faut, de l’armature, de la force, pour faire la morale ; très rares sont ceux qui peuvent se livrer à cet exercice.
Qu’ont fait les Français de si condamnables ? Rien… Ils sont allés se promener un jour où ils faisaient beau dans des parcs divers, après avoir voté pour certains. Se sont-ils embrassés ? Ont-ils fait la fête ? Non… Une promenade… Une simple promenade… Et le soir, en rentrant chez eux, on leur a fait la leçon : Edouard Philippe, scandaleusement, après avoir considéré que voter dans un lieu confiné était moins dangereux que se promener dans un parc « déconfiné ». Puis toutes les hautes autorités patentées de la médecine française ont enchaîné, sidérées qu’ils furent par la fameuse promenade criminelle du dimanche alors que les Français tentaient de se frayer un chemin plus ou moins raisonnable dans le maquis des injonctions contradictoires qu’on leur infligeait. Scandaleuse réprobation morale.
Alors quoi ? Où va-t-on ? Quelle est la vraie leçon à tirer des débuts de cette crise sanitaire ? Que l’information nous échappe, à tous, et surtout à ceux qui doivent donner le cap. On a moqué la Chine et sa politique ultra-hygiéniste. On a moqué l’Italie et son système de santé plus anémié que le nôtre. C’est ce que j’aime en France : son défaitisme généralisé et l’impression d’être au cœur du monde. Un bon thème de livre pour un sociologue aidé par un historien ou vice-versa. Comment un pays aussi pessimiste peut-il croire autant en lui ?
D’un seul coup d’un seul, par la magie de cette petite bestiole dont la contagiosité est incommensurable, au sens qu’on ne peut réellement définir sa puissance de nuisance, le monde se retrouve en situation d’apnée. Pauvres, riches, cols blancs, cols noués, collet monté… la pandémie, dans son invisibilité, a une puissance de bulldozer.
Nous zappons… Nous cherchons une réponse qui n’existe pas…
98 % de taux de guérison ? On en fait donc tout un fromage ! On se croit à l’abri ! Mais il y a un mais, une grosse couille dans le potage… La couille inidentifiable par excellence…
Les plus nantis gardent tout de même une longueur d’avance, partant se calfeutrer dans leur résidence secondaire pour fuir ce que les classes aisées redoutent, l’incertitude. Les bourses dévissent mais dans cette tragédie encostumée, point de suicide ou de menace sur le système économique global. Juste une péripétie. Avec les impôts qu’ils paient plus que les pauvres et c’est heureux, les classes moyennes supérieures serrent les dents. Le gouvernement est à leur chevet. Les coiffeurs ne coiffent plus. Les caissières des supermarchés dépriment ; auront-elles droit à une prime ? Les dealers sont au chômage. On sent bien que les traders matois, ceux qui savent que l’argent est pareil à l’eau, il coulera toujours, en profitent pour un grand nettoyage de printemps, telle une réactualisation de notre ordinateur portable chéri que je scrute subitement avec une angoisse mal feinte : et s’il me lâchait là, au beau milieu du confinement, je serai subitement ce con fini qui n’a pas su lui prodiguer les attentions nécessaires en l’entretenant comme il se doit, un monument, la cœur battant de ma créativité professionnelle peut-il s’arrêter justement de battre. Je t’en supplie, petit ordi à la mémoire faillible et aux ressorts incertains, ne me quitte pas…
Début donc du confinement. On fait semblant. Ce matin, j’ai passé les poignets des portes à la javelle après avoir écouté Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé. Ah ça me booste pour le ménage, cette affaire-là ! La maison n’a jamais été aussi propre. Cinq minutes devant France-Info et bing, je repars javelliser les alentours, je me demande même si je n’ai pas loupé une vocation de technicien de surface tant le geste est dextre, appliqué, ah Covid-19, tu peux venir, j’ai des munitions à revendre à te perturber l’endocrinologie environnante… Et dire que j’ai écrit quelques sujets là-dessus, des écoles zéro perturbateurs endocriniens, tu parles, la guerre est déclarée contre le coronavirus, plutôt se perturber les glandes que de finir entubé en réa… A la guerre comme à la guerre…
Quelques coups de fil pros, quand même. Quelques factures émises dare-dare. Etre indépendant, c’est sympa quand tout va bien. Un travail égale un paiement, au contraire d’un salarié, même bien payé, pour lequel un travail, même augmenté, égale un salaire au même niveau, en dehors de quelques rares gâteries contractualisées pour récompenser une activité plus zélée. Mais là, le travailleur individuel, qui parfois se sent seul, regarde l’avenir se rétracter sur lui-même et entrerais presque dans un sentiment abandonnique.
Chers frères italiens. J’adore l’Italie. Ma femme a des origines italiennes. Elle a besoin, tous les deux à trois mois, de son snif d’italianité. Au début, j’étais un peu sceptique. Pour moi, l’Italie, c’est Fellini. Le côté braillard, coloré, vivant. Le sens tragique en quadrichromie. Un pays fait pour éveiller les sens, tous les sens. Mais c’est aussi cette hypersensibilité xénophobe. Je hais tout ce qui ressemble de près ou de loin au racisme. J’en fais une phobie. Chaque fois que je croise un responsable politique qui vient de là, je zappe. Au-delà de ces considérations de moindre importance, je voudrais répondre à nos amis italiens, qui accusent à juste titre notre légèreté face au drame qu’ils vivent parfois à des centaines de mètres de chez nous. Cette attitude n’a rien de provocateur. La France est une terre de paradoxes : pessimiste, râleuse, bougonne, boudeuse, elle est consciente au fond d’elle-même qu’elle a la chance d’être ce qu’elle est, une nation construite au sortir de la guerre sous l’impulsion gaullienne et communiste du Conseil de résistance d’une solidarité qui, nolens volens, tient le choc. Vous le voyez, toutes nos grèves, toutes nos défenses des acquis sociaux, ça vient de là, de cette crainte d’arriver un jour à l’hôpital à l’article de la mort et d’en mourir en effet parce que le système de répartition des richesses était injuste. Ce n’est pas le cas en France. On arrive, on vous soigne. Ailleurs, dans d’autres pays, les pauvres sont un peu responsables de leur état, c’est ce que laisse supposer certains discours. Chez nous, non. Je paie mes impôts avec la main droite non sur la bible mais sur l’œuvre de Montesquieu, celle qui réenchante la justesse de l’impôt. Certains n’y arrivent pas, si j’y arrive un peu plus facilement qu’eux, il est normal que le surcroît supposé de mieux-être qui est le mien permette à d’autres de tenir face aux épreuves qu’ils vivent. Bien sûr, la France ne tutoie pas les résultats économiques des pays anglosaxons moins protecteurs pour leur population. Mais c’est un choix de solidarité inscrit dans notre Adn que rien ne pourra ébranler. Attention, je ne me glisse pas dans la peau d’un Oui-Oui nicodème, derrière le récit de la grande Nation solidaire se cachent des réalités sociales beaucoup moins enchanteresses. Mais la légèreté que vous voyez se déployer dans les rues, cette insouciance que vous jugez coupable, est sans doute liée à cet inconscient collectif : on se croit mieux protéger en France qu’ailleurs, ce n’est pas de la provocation gratuite, c’est un sentiment diffus et très ancré dans la population. Nous verrons bien, dans cette crise qui nous percute, si nous avons raison. Mais vous dire, chers amis italiens, que l’on vous aime et que je me languis de manger une glace à San Remo à la nuit tombante et ne me dorer la pilule à Allassio autour d’un bon chianti quand ce virus aura été frappé d’inocuité.
A plus tard, si vous le voulez bien…