Il est un autre virus dont on parle moins.
Celui de l’inconnaissance (je néologise, je ne crois pas que le terme existe).
L’inconnaissance et non ses versions jumelles.
Je ne parle pas de la méconnaissance qui induirait une mauvaise connaissance, ou une connaissance biaisée, révélée partiellement, ou à partir de l’emprunt de chemins de traverse, remplis de danger.
Non de l’ignorance, qui supposerait que l’ignare, qui peuple majoritairement nos contrées, conteste la parole de ceux qui savent (les nouveaux sophistes sont généralement à la télé). Ou les auteurs de fake news russisés, qui inventent de fausses nouvelles à des fins qu’eux seuls connaissent.
Non du doute cartésien, qui est une forme saine de confrontation à une réalité qui nous échappe.
Non, rien de tout cela, qui fait le sel du cheminement vers la connaissance.
Qui sait où nous allons aujourd’hui ? Personne… La vérité elle-même est confinée. Confisquée.
L’inconnaissance, posée là, pointe émergée de l’iceberg
Je parle de l’inconnaissance, brute de décoffrage, telle qu’elle se pose sur la partie majuscule du T de l’instant T. Le vide majuscule.
« Je sais que je ne sais rien » (Socrate).
Le progrès nous a donné de mauvaises habitudes.
Internet les booste.
Un sentiment d’invulnérabilité. L’absence d’une immunité psychologique collective face au déferlement du risque. La possibilité même du risque était lointaine. La modernité avait inventé une forme d’endiguement. Il y avait bien ici ou là quelques peuples en guerre. Mais on jugeait tout ça un brin exotique, mêmes les proches Balkans nous apparaissaient seulement derrière un écran de télé, comme une post-tragédie moderne liée à la récurrence de haines recuites aujourd’hui refermées entre peuplades trop portées sur la testostérone.
Nous pensions que toutes les haines (je ne vous fais pas la liste des horreurs…) étaient un peu derrière nous. Nous étions tellement Occidentocentrés qu’on regardait le théâtre des horreurs comme on parcourt une expo moyenne, l’air vaguement ailleurs. Pour passer le temps.
Ici l’Occident, à vous les malheurs du monde !
Les pages du Monde mal géolocalisées. Mali. Rwanda. Congo, ou RDC pour les plus au fait. Etc. Découvrir l’enchevêtrement des faits, la complexité des situations. Puis accélérer un peu le pas et se régaler de nos chicayas politiques.
« Tu n’as pas connu la guerre, toi ? »
Ah les phrases de nos grands-mères qui nous paraissaient il y a une semaine si essoufflées.
« Tu n’as pas connu la guerre, toi ? ».
Et la mère juive d’une amie qui grondait chaque fois ses filles parce qu’elles ne finissaient pas leur assiette !
Et ce père togolais qui n’a pas lâché ses gamins d’un mètre pour qu’ils apprennent bien à l’école, pour que la culture leur permette de faire face…
C’était avant, ce monde de l’insouciance joyeuse, cette belle époque…
Bonjour, je suis votre nouvelle amie, la vulnérabilité
On se croyait invulnérable parce qu’on ne savait pas quelle tête elle avait, la vulnérabilité.
On croyait avoir la main sur le monde, nous, les Occidentaux.
On pensait que le pire était maîtrisable.
Entre le réchauffement climatique et le coronavirus, on se rend compte aujourd’hui que les digues cèdent, que l’occidencentralisme trumpiste (je prends Trump en effigie, mais Trump, c’est nous) explose, que le monde ne peut avancer vers le bonheur au 1/5e, que les Etats ne peuvent vivre confinés et prôner la mondialisation. Nous avons besoin de repenser le monde. Ni à gauche, ni à droite. Un monde non latéralisé politiquement. Un monde vivable.
C’est ça, l’inconnaissance, ce détroit de Gibraltar où l’essentiel est de retrouver une mer calme avant de recalculer le cap… Se confiner, reprendre notre souffle avant de plonger dans le nouveau monde…
Et demain ?
Quand le virus aura définitivement rendu l’âme, quand nous pourrons de nouveau aller manger des glaces de long de la côte ligurienne, nous aurons à inventer un autre monde. Pas celui des estrades. Des campagnes électorales. De la mieux-disance oratoire. Des colloques fréquentées par une infinité de personnes.
Non, un nouveau monde global embarquant tout le monde, du menuisier au coiffeur, du comptable au masseur, du joueur de foot au fan de pétanque, du lecteur d’Aristote au tintinophile, de celui qui gagne 4 à celui qui gagne la moitié…
Temps long, temps court
Il faudra trouver une autre expression à celle tellement galvaudée et piétinée : « Inventer une nouvelle solidarité ». Il faudra mettre à la tête de cette révolution nécessaire non des élus (je n’ai rien contre la politique, elle est absolument nécessaire, mais elle doit arriver après, elle doit être technique, mettre en œuvre) mais des experts, qui se cogneront sur la gueule dans le secret le plus absolu pour livrer l’état de leurs connaissances, pour inventer des ripostes et parer à d’autres inconnaissances qui surgiront.
Nous aurons à inventer des réponses rapides au surgissement d’autres virus. Nous soulagerons le Président de la République, qu’il s’appelle Macron ou Tartempion. Il ne pourra plus être à la fois infectiologue, virologue, retraitologue, psychologue, économiste, sociologue, paléontologue, etc. Il sera juste celui qui porte une synthèse.
Ce matin, un lapin a tué un chasseur
En attendant, c’est le printemps. Le soleil nous nargue. Les oiseaux se demandent ce qu’il se passe. Devant moi, je zyeute un couple de pigeons. Un petit œuf dans le nid. Le bonheur. Les fleurs efflorent sans trop de CO² dans les pistils. Les rats se promènent dans les rues sans risquer de se faire écrabouiller. Les hérissons traversent les départementales sans la boule au ventre. Ce matin, un lapin a tué un chasseur. Ils nous narguent, tous. Pas d’amendes. Ils peuvent sortir quand ils le veulent. Quelque part, nos amis les bêtes sont déjà dans l’autre monde.