J’ai eu le plaisir d’accompagner une formation des officiers sapeurs-pompiers dans leur école d’Aix-en-Provence, l’Ensops. Deux jours d’échanges autour de la judiciarisation de notre société et des moyens d’y faire face en interne. Chez les sapeurs-pompiers comme ailleurs. Dans la « commande », il y avait la nécessité de livrer une synthèse, de l’ordre d’un ressenti, une « petite » gaufre métaphysique, pour finir ces deux jours de réflexion par une pirouette chroniqueuse. Je me suis fait plaisir, comme dirait un joueur de tennis. Et d’ailleurs, quand on anime des débats, se faire plaisir peut aussi « faire plaisir ». Fil ténu le long duquel l’animateur évolue, questionneur en chef, distributeur de questionnements, relayeur de stupéfactions, catalyseur d’incompréhensions. Je vous livre ci-dessous en exclusivité mondiale cette synthèse…
« La synthèse est un exercice de haute-voltige.
Quelqu’un se présente au pupitre et va dire ce qu’il a retenu de nos débats. Quelle prétention ! Quelle manque d’humilité !
Et là, dans le public, on se dit : ah oui, bien vu. Il a rien compris. Ces journalistes, ils racontent vraiment n’importe quoi, j’espère que ça ne va pas durer des plombes.
Mon métier et le vôtre (Ndlr, sapeurs-pompiers) ont un point commun : à un moment donné, il faut y aller, se lancer…
Vous avez un process ? Moi aussi… Vérifier les informations, ne pas trop déformer les propos, ne pas dire ce que l’on pense du sujet (les gens se foutent de savoir que je préfère telle couleur à une autre, la pastèque au melon…).
Tout ça, c’est un mythe. Nous ne sommes pas des androïdes. Nous ne sommes pas des logiciels. Notre sensibilité ou notre absence de sensibilité, notre rapport à l’autre, et donc à l’information, ce sont des liens que notre éducation a tissés. Nous avons un lien culturel à notre environnement. Et je suis sûr que si l’on va tous ensemble dehors et que l’on regarde un ciel uniformément bleu, pas tout le monde verra la même chose.
C’est ça mon métier de journaliste. Analyser subjectivement quelque chose pour en faire quelque chose d’objectivement perçu. Situation intenable.
Pourquoi une telle digression, genre chronique France Culture à 3 heures du matin !
Parce que le journaliste comme le sapeur-pompier ont à gérer la complexité de l’instant.
Une tour s’écroule, une pandémie survient : qu’est-ce qui se passe ? La plupart du temps, on l’ignore. Mais personne vient devant les caméras pour dire : « Je ne sais pas ». On interprète, on surjoue l’interprétation, en attendant que la lumière se fasse. Je sais que je ne sais pas. Seul Socrate, qui n’était pas journaliste, avait le talent de reconnaître que la méconnaissance était un savoir. Mais ça ne se dit pas que l’on ne sait pas.
S’éloigne-t-on du thème de la judiciarisation de notre société ? Non, pas vraiment. Le phénomène est là. il porte un drôle de nom d’ailleurs. Judiciarisation. Ça m’a toujours gêné. Comme si le droit, dans sa noblesse, participait à une téléréalité, offrait à des gens peu scrupuleux la possibilité de jouer avec le droit comme ils jouent au poker.
Il y a une société. Il y a une justice conçue pour la protéger. On ne gadgétise pas la justice, c’est trop sérieux. Reste à séparer le bon grain de l’ivraie : qu’est-ce qui relève vraiment de la justice ? Qu’est-ce qui appartient au divertissement du tapis vert des casinos, à cette judiciarisation qui ferait de la loi un prétexte à tout bloquer, pour le seul plaisir ?
Que la justice parle à tout le monde, c’est une bonne chose. Qu’elle vienne mettre son nez là où les fameuses valeurs familiales servaient de pare-feu à des choses pas très nettes, enrobées dans l’excuse de la tradition, pourquoi s’en émouvoir, ne doit-on pas au contraire se réjouir de sortir les cadavres des placards, de faire rendre gorge à ceux qui depuis des années pensent que la grivoiserie, par exemple, c’est pour rire ?
Quelle serait donc cette vision d’une justice qui serait uniquement l’affaire de spécialistes ? Pourquoi moi ou mon voisin, simples citoyens, payant des taxes sans le savoir parfois, en le sachant souvent, je n’aurais pas la possibilité de saisir cette justice faite pour moi, pour améliorer le monde, l’environnement, l’égalité femme-homme, etc. ?
Jacques Commaille, professeur de droit, a évoqué ce changement de pied paradigmatique. Il n’est pas regrettable que la peur change de camp et que les femmes envisagent de se rendre au travail plus sereinement, que les défauts physiques, le handicap, le noir de la peau, l’homosexualité, la transsexualité soient vécus dans l’espace public comme un non-évènement.
Oui c’est nouveau mais c’est peut-être bien après tout que cette judiciarisation fasse son œuvre. J’aime bien l’idée d’un verre à moitié plein. L’idée qu’il reste toujours quelque chose à boire, à voir. La justice est descendue dans la rue. La justice me concerne, même si je n’y comprends rien. Parce que la qualité d’une démocratie se mesure à l’aune de l’acceptabilité de la justice que les gouvernants proposent aux citoyens, et notamment aux plus faibles.
Oui, les temps se compliquent pour ceux qui pensent que dire à un petit gros qu’il est vraiment un petit gros tous les jours, ce n’est pas de l’humour, que ça casse quelqu’un de l’intérieur.
Oui, l’horizon se bouche pour ceux qui pensent que l’on peut revenir à la charge auprès d’une femme qui a clairement fait savoir qu’elle ne donnerait pas suite aux avances du monsieur, très étonné au passage d’une telle résistance, mais comment, pour qui se prend-elle, la tradition lui ayant appris qu’à son poste, avec ses barrettes qui brillent quand le soleil accompagne la lever des drapeaux et que les valeurs sont martelées pour faire corps, tous ensemble, lui, l’indépassable inspirateur des troupes, quelle audace de lui résister !
En fait, la judiciarisation, ce n’est pas la justice. C’est l’idée que s’en font les margoulins, ceux qui se frottent les mains à l’idée de tirer profit de la situation dans ce jeu de poker bien décrit hier par l’avocat Michael Verne !
Bien sûr qu’un directeur des restos du cœur qui détourne de l’argent public est un salaud !
Bien sûr qu’un agent public qui surjoue l’invalidité ne mérite pas la considération !
Et oui, il arrive que la justice inspire l’inventivité des malfrats ! Qu’elle soit la complice du délit ! C’est le prix à payer d’une justice faite pour protéger les plus faibles ! Pour faire en sorte que les humiliations subies au nom de la tradition avec un grand T disparaissent !
Telle qu’elle évolue, la justice améliore nos vécus professionnels, quotidiens. Vérifier les process, la technique mise en œuvre, faire des retours d’expérience, s’améliorer… La justice, quel joli mot, est là pour formaliser la réponse fournie par l’impromptu, l’impondérable, l’imprévisible. Elle arrive après coup. Quand l’homme, en toute humilité, le journaliste, le sapeur-pompier, a eu le courage de dire qu’il ne savait pas, qu’il n’avait pas de réponse et que la justice doit combler ce vide.
C’est le travail que vous faites, vous, les sapeurs-pompiers. Les gens vous aiment. Vous les rassurez. Vous incarnez à leurs yeux une forme élevée d’exemplarité. Je suppose que c’est pour ça que vous faites ce métier, pour voir dans les yeux de ceux qui en ont besoin, la reconnaissance, le réconfort de votre présence. Cette reconnaissance que l’on cherche tous, souvent sans la trouver et que les gens vous renvoient. C’est une chance. Ne vous lassez jamais de cette chance-là.
En risquant vos vies, en allant au contact de ce que la société engendre de pire quand elle dysfonctionne, vous rendez une forme de justice sociale. Cette exemplarité, elle doit être préservée comme une relique, coûte que coûte, vaille que vaille.
Nous devons croire que la justice est faite pour les gens de bonne volonté comme vous, qui donnent sens à leur vie en rendant la vie moins dure à ceux qui n’ont pas la force d’y faire face ou que les accidents, en un millième de seconde, meurtrissent à jamais. C’est ça la justice dont on parle. Pas celle avec laquelle certains jouent au poker ».
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