Il y a vulnérabilité et vulnérabilité
Nous voilà donc confrontés à la prise de conscience de notre vulnérabilité. La vulnérabilité, nous la connaissions déjà, elle était dans nos vies. Mais il y a une différence notable entre savoir que l’on peut mourir, ce qui est même la raison principale de notre existence, sans mort, il n’y a pas de vie, et savoir que l’on peut mourir là, dans l’immédiateté.
Garder le foie
Un revolver pointé sur vous rapproche plus concrètement la perspective de la mort que le ressenti organique d’un dysfonctionnement hépatique lié à une vie plus ou moins dissolue et dont la menace reste potentiellement endiguable.
Si un avion fond sur moi
Avec le Covid-19 et la scénarisation hygiéniste qui s’ensuit, la vulnérabilité se rapproche.
Je suis en train d’écrire et un avion en perdition est en train de fondre sur moi. Je vais mourir dans quelques secondes mais je ne le sais pas. Je n’en ai pas une perception immédiate. Peut-être qu’en allant me chercher un café et en jetant un coup d’œil à la fenêtre, apercevrai-je le dit avion fondre sur moi.
D’un seul coup d’un seul, le Covid-19 se « dépandémiserait » dans ma tête, pour ne devenir en un dixième de seconde qu’un sujet de colloque entre cinquante spécialistes, et l’avion fondant vers moi le drame le plus terrible de l’histoire de l’humanité.
« Je », c’est tous les « autres »
A tous les étages de ce que nous vivons actuellement, l’irrationnel jouxte l’exceptionnel.
D’abord, ce confinement, justifié à l’évidence, et « moi-vous » dans ce confinement. On se dit, tiens, je vais aller bouger mes guibolles et faire fondre ma graisse quelques minutes, à bonne distanciation sociale, et on sent tout de suite que l’on peut être soupçonné d’être incivique. Dans cette crise sanitaire, le « moi » disparait, le « moi » est collectif.
Rimbaldisme low cost : « je » n’est plus un « autre », c’est « tous les autres ».
Pour nos prochaines vacances, Pyongyang ou New York ?
La vulnérabilité est donc là, elle me-nous tient en joue.
Elle impose sa dictature.
Quand j’étais un journaliste un plus conséquent, j’avais fait l’interview d’un préfet, genre un peu burné. Il m’avait dit en off : « Pour faire baisser la délinquance, j’ai une solution : imposer un couvre-feu sur la ville dès 20h ; interdire la réunion de jeunes dès 22h ; etc. Bref, mettre en place une dictature. Ça vous dirait ? ».
Ah, la dictature, le bonheur coréen du nord, la marche au pas, le consensus à la schlague, le rêve des extrêmes, le peuple docile, le peuple confiné…
Pyongyang ou New York ?
Séguéla, philosophe de la Rolex
On accorde généralement trop de place à la vie.
Le système économique nous impose ce lien vorace à l’existence. Nous ne sommes pas en cause, arrêtons de grâce toutes ces déplorations culpabilisantes, c’est fatiguant.
La réussite sociale quadrichromique, vous la connaissez : good job, chemise blanche, beau tailleur, bel homme, belle femme, enfants, nounous, voyages, bons salaires, etc. Objectif Paris-Match. La Rolex de Séguéla, gage d’une cinquantaine réussie. Les mecs du quartier de la Défense à Paris ou de la Joliette à Marseille. Pas un pli de travers sur la chemise amidonnée. Quand je rentre dans certaines réunions, j’ai l’impression d’être à un mariage.
Nous sommes tous Séguéla
Tout le monde pousse plus ou moins vers ce modèle. « Tout le monde » n’est plus une expression valise, anodine. La digue des « entre-soi » a pété ces derniers jours. Il faut regarder désormais le monde dans sa vastitude. Ce qui signifie que le fait que la Rolex de Séguéla ou la Ferrari de je ne sais qui et dont je me fous avec la puissance irraisonnée d’une endive non-cueillie forme le modèle dominant dans lequel je suis-sommes.
Rolex ou artichauts ?
Le modèle dominant ne demande pas à ce qu’on le suive, il est. Pierre Rabhi peut continuer à faire pousser ses artichauts en Ardèche, Rolex n’en a strictement rien à carrer.
Rolex ou artichauts ?
Je peux continuer à lire du Joë Bousquet à la maison -formidable résonnance entre le temps actuel et cette poésie de la douleur-, Rolex s’en tamponne parce que Bousquet ne menace en rien le modèle économique dans lequel la montre au prix démesuré a besoin de se projeter.
Vivre, c’est consommer
Plus Rolex suscite de la haine auprès de ceux qui ne peuvent se l’offrir, plus la montre inutilement chère se vend. C’est un refuge pour riches. Une porte d’entrée à l’entre-soi. Une invitation à un type de confinement. Vivre c’est donc consommer. Acheter c’est être. C’est vivre.
Ce pauvre riche
C’est le dilemme de ceux qui gagnent beaucoup d’argent. Les riches ont de vrais problèmes d’argent, contrairement à ce que l’on croit. Une petite tempête financière et tout peut s’écrouler. Le riche a un gros souci : comment profiter d’une richesse potentiellement dégradable ? J’ai 100 devant moi. Est-ce que je vis à 100 à l’heure, ou à 60, sachant que le 100 peut se transformer en 20 en une journée de bourse ? Comment s’inscrire dans une durée (je gagne beaucoup d’argent) quand cette dernière est potentiellement exposée à des remises en cause liées à un cycle productif dont le futur est, par essence, peu modélisable ? C’est pour cette raison que le riche s’accroche pathétiquement à l’argent qu’il a, tout simplement parce qu’il a beaucoup à perdre par rapport à quelqu’un qui n’a rien à perdre.
Elémentaire, mon cher Watson.
L’aporie tropézienne
Les riches s’imitent entre eux. Cet argent, ils doivent le consommer, sinon, pourquoi le gagnerait-il ? L’argent, quand il est massif, oblige celui qui en possède à la monstration distinctive. Avec tout le tralala que vous savez. Le luxe récompense ceux qui ont de l’argent pour permettre à l’économie de rester sous tension et donc de payer les plus petits salaires. C’est une chaîne. Le riche a tout autant besoin du pauvre que le pauvre est dépendant du premier. Si l’un décroche ou s’affaiblit, la chaîne est menacée. A Saint-Tropez, le vrai problème, ce n’est pas l’arrivage de la cocaïne et du champagne, c’est de garder sur place le petit personnel qui ne peut s’y loger au regard des prix du loyer. La société est donc un équilibre fragile. Excusez cette trivialité mais elle est parlante et juste, donc je m’y réfère souvent.
Indépassable capitalisme
Le capitalisme est à ce jour le seul modèle qui prévale pour lutter contre la pauvreté. Ses excès sont connus, avec la distance indécente qui se creuse entre les riches et les pauvres. Ces constats sont établis depuis des lustres. Ils amusent les gamins post-acnéiques pendant les études. Ils forment des ronds-points de gilets jaunes. Ils forment le fond de commerce des partis révolutionnaires. Tous ensemble, ils s’écrient que c’est un scandale. Puis la caravane passe et la situation perdure. Non pas parce que les dits révolutionnaires baissent pavillon mais parce que le capitalisme et l’argent qui coule dans ses veines sont les seuls moyens crédibles de récompenser l’effort. De la personne au RSA au chef d’entreprise, chaque matin, une seule obsession : gagner du fric. Ceux qui disent le contraire sont de fieffés menteurs et ne font que reculer l’examen consciencieux de la situation. J’ai vu de grands artistes de gauche quémander de la subvention publique à de grands élus de droite un brin vérolés mais bon. La vulnérabilité donc. Dans ce monde-là où Séguéla a raison, je n’ironise pas, de faire de la Rolex une légion d’honneur. Séguéla, merci à lui, a trouvé la bonne formule pour nous faire avancer et sortir de l’hypocrisie. Qu’est-ce qu’un monde juste ? Il va falloir repartir de là, en travaillant d’abord sur un oxymore : la conscience collective.
C’est là que ça se complique. Il faut suivre.
Je ramasse mon papier par terre et je fais en sorte que tout le monde me voit le faire
Par exemple : j’ai conscience que le monde va mal et qu’il serait bon de moins consommer d’électricité. Très bien. Je le fais. Bravo à moi, applaudissements, merci à moi. Mais je le fais seul, ça ne sert à rien. Parce que c’est comme ça, que les autres a priori soit : 1. S’en contre-tamponnent le coquillard, mais nous verrons que ce n’est pas le bon chemin à prendre ; la connerie est interchangeable, je suis toujours le con d’un autre, même et surtout si je trouve que c’est vraiment un gros con. 2. Ne sont pas au courant de la gravité de la situation -c’est déjà mieux, il y a là une porte qui s’ouvre-. C’est là que tout se jouera, dans ce moment-là, a priori insignifiant. Il faudra parvenir collectivement à prendre conscience que je ne peux plus -riches, pauvres, etc.- vivre seul, penser seul, etc. Il faudra inventer des modalités opératoires afin que le simple fait de ramasser un papier sur un trottoir pour le jeter dans une poubelle dédiée fasse boule de neige. C’est le geste en lui-même qu’il faudra montrer. Le fait que je sois écoresponsable, on s’en fout. Le fait que je dise à une à deux personnes que je le suis, pas les poteaux de l’entre-soi ou ceux avec qui je refais le monde dans mon joli salon, non, les plus diamétralement opposés à moi, ceux, pour aller vite, qui ne sont pas de mon monde, mais que je te rassure, eh, oh, habitant des 10 000 euros le mètre carré, toi aussi, tu n’es pas de leur monde. Ils s’en foutent de toi.
Dans « autre monde », il y a « l’autre »
Qu’est-ce qu’on fait ? On continue à s’ignorer pendant combien de temps ? On rentre vite chez soi pour regarder Netflix, on repart le lendemain empocher son fric, on se fait un drink, on part aux Maldives (si c’est possible, pas financièrement, mais géopolitiquement) ou on se met à ramasser les papiers au sol, on regarde ce qui se passe ailleurs, on se fait coucou par les fenêtres, on appelle les flics quand un ostrogoth bat sa femme au-dessus, on demande à son voisin de 90 ans s’il a besoin de quelque chose, etc., etc., etc.
Et si ce connard de virus nous montrait la voie…
Le confinement que ce connard-ovirus nous impose nous montre que c’est jouable. Que face à une vulnérabilité qui se rapproche dangereusement, on a envie de collectif, de la chaleur du collectif. Ramasser un papier par terre deviendra dans les prochaines semaines le nouveau battement d’aile du papillon qui entraîne à des kilomètres une tempête.
Esther Duflot, Première ministre, Pierre Rabhi conseiller spécial, Jacques Séguéla au ministère de la Transition entre l’ancien et le nouveau monde
Nous ne vivons pas seuls. Ce que fait le paysan indien pour la planète, il le fait pour moi, et vice-versa. Cet autre monde qu’on nous annonce, c’est celui des tout petits pas que nous ferons ensemble dans une perspective décentrée de nous-mêmes. Parce que si je suis heureux seul, je ne le serai pas longtemps… Ce nouveau monde viendra des faits, pas des écrits. Ce sont les faits vertueux si nombreux qui seront à écrire, pas les écrits qui auront à les nourrir. Il faudra la participation de tous pour dépasser la naïveté : il faudra demander aux grands groupes pétroliers comment il est possible de ne plus piller l’Afrique et si c’est possible ; la transition sera longue et douloureuse parce que ces gens-là ne sont pas habités pas l’envie de « piller » l’Afrique, ils ne se sont pas réveillés un matin avec cette idée-là. Ils le font parce que c’est nécessaire à notre confort.
Il faudra parler de tout avec tous.
Remettre les choses à plat.
Et surtout, se demander chaque matin, en se réveillant, qu’est-ce que je peux faire pour l’autre ? Mais vous l’aurez compris, « l’autre » est un « je ». Ah putain, je suis dans une grande forme intellectuelle, ce confinement m’agrée…
Ce n’est qu’un début.
Boire un petit coup c’est agréable !
Juste une incise, un PS : le préfet qui a interdit la vente d’alcool sur son département avant de se rétracter n’a rien compris à l’affaire et m’incite à croire finalement que la mission Thiriez s’imposait quand même. L’alcool est un lien social tout aussi nécessaire que la prévention contre le risque de l’alcool. Dans les périodes où l’alcool a été interdit, sa consommation a grimpé en flèche. Etonnant, non, comme le dirait Desproges. On n’apprend pas ça, à l’Ena ? J’arrête là, faut que j’aille un peu bosser, ces digressions à prétention philosophique ne sont guère monétisables.